“C’est le jour de la marmotte !” – Bienheureux sont ceux qui reconnaîtront cette tirade sortie du film “Un jour sans fin”. Mais pourquoi démarrer un test de jeu vidéo par cette ligne ?
Rue Valley se présente comme un RPG isométrique narratif, qui emprunte clairement la voie tracée par l’acclamé Disco Elysium, tout en y injectant une mécanique de boucle temporelle (d’où la référence à ce film cité plus haut). Développé par Emotion Spark Studio et édité par Owlcat, ce titre arrive sur Nintendo Switch avec une promesse intrigante, celle d’une expérience émotionnellement riche, centrée sur la santé mentale, la solitude et l’introspection, le tout enveloppé dans un mystère de science-fiction. Déterminons maintenant si l’ambition narrative de Rue Valley parviendra à triompher de la répétitivité inhérente à son concept.
Vague à l’âme et mystères dans Rue Valley
Nous incarnons Eugene Harrow, un ancien journaliste pour le moins déprimé, qui se retrouve, contre son gré, dans un motel isolé de Rue Valley – un bled paumé – pour une thérapie obligatoire. Juste après avoir obtenu la clé de sa chambre, Eugene assiste à un événement étrange, puisqu’il voit le ciel s’embraser sous ses yeux, un spectacle qui le ramène instantanément dans le bureau de son psychiatre. Il est maintenant piégé dans une boucle sans fin, et va revivre la même soirée encore et encore… A vous d’exploiter chacune des 47 minutes disponibles pour découvrir le moyen de vous échapper de cette boucle.
L’histoire est incontestablement le point où Rue Valley brille le plus. De par son audace thématique, le scénario excelle dans sa capacité à utiliser la boucle temporelle comme une métaphore puissante et pertinente de la dépression et de l’anxiété. Le sentiment d’être bloqué, que rien ne change, que chaque jour est le même et que le temps s’écoule différemment pour le protagoniste, est brillamment retranscrit. Eugene se réveillant avec un statut de « manque total de motivation » est à la fois sombrement drôle et d’une précision clinique.
Eugene ne sait pas qui il est vraiment, pourquoi il est en thérapie, ni pourquoi il est coincé. Cette absence d’information est très motivante pour l’exploration et la découverte de son histoire, pour le joueur. Les personnages secondaires sont également bien travaillés et exploités, et jouissent d’une profondeur d’écriture intéressante. Vous êtes amené à découvrir que chacun dans cette ville étrange se bat contre ses propres démons intérieurs, et leurs histoires complexes et souvent très humaines contribuent à un récit incroyablement captivant et très pertinent.
Cependant, cette ambition narrative se heurte à un problème en milieu et fin de partie. Le fil rouge initial, centré sur la psyché d’Eugene, mute finalement pour englober des éléments de science-fiction complexes, que nous vous laissons découvrir pour éviter tout divulgâchage, mais vous en viendrez inévitablement à penser que ce bon vieux Eugene ressemble de plus en plus à un énergumène sorti un peu trop imbibé du bar du coin, avec des propos ou des pensées légèrement tournées vers le complot.
Ces fils d’intrigue s’entremêlent de manière si dense, et avec tellement d’éléments, que l’histoire devient rapidement ingérable ou difficile à digérer. Nous avons l’impression que le studio s’est quelque peu perdu dans son récit. Et pire, la motivation à suivre ces intrigues complexes s’est effondrée lorsque nous avons constaté qu’il n’y a pas vraiment besoin de tout apprendre pour progresser, mais juste de trouver la prochaine option de dialogue forcée, qui fonctionne.
L’illusion du choix
Pour faire simple, le gameplay de Rue Valley ressemble à celui de Disco Elysium, en version allégée. Il s’agit donc d’un RPG narratif, sans combat, où la progression est uniquement basée sur les conversations, l’exploration et les choix.
La création de personnage permet de définir la personnalité d’Eugene selon trois spectres (introverti/extraverti, impulsif/anxieux, sensible/indifférent), qui influencent les traits qu’il acquiert. Nous pouvions nous attendre à ce que ces traits rendent chaque boucle unique, et augmentent la rejouabilité du jeu en conséquence. Malheureusement, c’est l’une des plus grandes déceptions du jeu, l’influence de ces traits sur la progression de l’intrigue est vraiment minime.
Vous constaterez des interjections ou des options de dialogue grisées, mais ne modifiant pas radicalement l’issue des dialogues ni la direction globale du récit. Le jeu est essentiellement linéaire, poussant Eugene vers une seule et même conclusion, quelle que soit la construction initiale. Un très gros manqué sur ce point…
Dans Rue Valley, votre boucle de 47 minutes va consister à explorer, converser, recueillir des souvenirs ou informations et les transformer en « Intentions », donc en objectifs. La répétition temporelle est ici un atout, puisque l’information persiste entre les boucles, permettant d’expérimenter et de prendre des risques (comme cambrioler une voiture) sans conséquences durables.
Cependant, c’est dans l’exécution de cette boucle temporelle que la frustration apparaît. Le jeu souffre de mécaniques de perte de temps inutiles. Tout d’abord, les trajets entre les différents lieux prennent un temps prédéfini sur les 47 minutes allouées, et sont longs, beaucoup trop.
De plus, le dialogue avec le thérapeute au début de chaque boucle est quasiment identique et ne peut être évité. Evidemment puisque nous sommes coincé dans une boucle, mais là où l’exemple du film “Un jour sans fin”, réussi à transporter ses spectateurs en montrant que le personnage essaye différentes approches, pour éviter une redondance dans la boucle, là le jeu crée un sentiment de corvée et d’obligation au lieu d’une expérience immersive.
Aussi, pour transformer vos informations en objectifs, vous devrez utiliser des points d’action. Malheureusement, il va arriver que vous ayez toutes les infos nécessaires pour avancer, mais le jeu vous en empêchera tant que vous n’aurez pas assez de points pour activer l’objectif correspondant. Cela crée une dissociation entre le savoir du joueur et les actions possibles du personnage, forçant quelques boucles supplémentaires inutiles.
Pour les joueurs qui apprécient le rythme méditatif des RPG narratifs et l’idée de dénicher des indices petit à petit, le jeu fonctionnera potentiellement. Mais pour ceux qui s’attendent à un jeu à choix multiples avec un impact radical sur l’univers, il y a des chances que la linéarité et la répétitivité artificielle du gameplay viennent ternir l’expérience.
Les graphismes au service de l’ambiance
D’un point de vue esthétique, Rue Valley est une réussite. Le jeu utilise un style artistique mi-crayonné mi-cel-shadé magnifique, avec une palette de couleurs généralement tamisée et mélancolique qui correspond parfaitement au ton du récit. L’aspect bande dessinée interactive est vraiment très joli et bien exécuté. Nous saluons aussi de tout petits détails dans les animations, comme le léger changement dans la démarche d’Eugene lorsqu’il est déprimé, ajoutant une touche d’immersion et de finition appréciable à l’ensemble.
L’ambiance sonore n’est pas en reste, globalement dominée par une musique country solitaire minimaliste (souvent juste une guitare et une basse) qui vient appuyer le côté isolement et mystérieux, et colle parfaitement à l’atmosphère désolée de Rue Valley, mais aussi à l’état psychique du personnage.
Petite bizarrerie au moment du test, nous avons constaté que tous les personnages du jeu sont doublés (en VO). Mais ce n’est pas le cas d’Eugene, alors que c’est lui que vous incarnez et que vous suivrez tout au long de l’aventure. Choix curieux en un sens, pour un titre introspectif où nous sommes à l’écoute de nos sentiments et de notre propre voix intérieure, mais bon, rien de rédhibitoire. De plus, les doublages sont plutôt bons dans l’ensemble, ainsi que leurs traductions dans les dialogues.
Le jeu n’offrira que peu de rejouabilité, à part si vous comptez exploiter l’ensemble des dialogues de tous les personnages de Rue Valley. Pour venir à bout de l’histoire, il vous faudra environ 8 à 10 heures. Ce n’est pas une durée de vie gargantuesque mais c’est raisonnable pour son ambition, et face aux défauts qui ont pu être évoqués.
Par contre, là où le titre vient se heurter à un mur, c’est celui du tarif, car Rue Valley est proposé à un prix de 29,99 euros (hors promotion), là où un Disco Elysium, bien plus complet et développé dans son écriture, est régulièrement proposé à tarif très réduit (autour d’une dizaine d’euros).
Rue Valley est disponible depuis le 11 novembre 2025 sur l’eShop au prix de 29,99 euros, en français.
Conclusion
Rue Valley est un jeu qui réussit magistralement à établir une métaphore pertinente de la dépression à travers le concept de la boucle temporelle, soutenu par un style artistique magnifique et une galerie de personnages secondaires intéressants. C'est une histoire qui mérite d'être vécue pour sa profondeur émotionnelle et ses moments de perspicacité psychologique. Cependant, il est impossible d'ignorer les défauts qui l'empêchent d'atteindre le statut de chef-d'œuvre. L'intrigue devient trop lourde, et perd en substance en étant diluée par des éléments de science-fiction inutiles, tandis que les mécaniques de gameplay deviennent fastidieuses dans sa répétitivité excessive. Si vous recherchez un RPG narratif sombre, beau et pertinent sur le plan émotionnel, et que vous êtes prêt à tolérer ses défauts, Rue Valley est un titre à découvrir. Pour ceux qui s’attendent à une relève d’un Disco Elysium, ou l’espèrent, malheureusement le titre ne sera pas à la hauteur.
LES PLUS
- Intrigue initiale solide…
- Métaphore intelligente de la dépression
- Personnages bien écrits
- Superbe visuellement entre cel-shading et style bande dessinée
- La boucle de 47 minutes encourage l'expérimentation…
LES MOINS
- … Mais très linéaire
- … Mais amène inévitablement une répétitivité pénible
- Les scènes de voyage sont une corvée
- Les choix de personnalité n'ont au final pas grand intérêt
- Pas de fin multiple en fonction de vos choix
- L'histoire s'alourdit inutilement d'intrigues complexes









