Parfois, un jeu vous attire par son nom, son développeur, ou simplement la beauté énigmatique de ses illustrations. Iwakura Aria sur Nintendo Switch a été cet aimant. Porté par le label MAGES. et souvent comparé à des titres aussi profonds que The House in Fata Morgana ou Umineko, il promettait une expérience narrative mémorable. Après l’avoir vécue, on peut affirmer qu’il tient cette promesse, tout en laissant une étrange sensation d’inachevé, comme un chef-d’œuvre qui aurait frôlé la perfection sans jamais tout à fait l’atteindre.
On retrouve derrière ce projet le studio MAGES., un nom sacré dans le panthéon du visual novel. Si on les associe souvent à des récits de science-fiction complexes (Steins ; Gate) ou à l’horreur pure (Corpse Party), leur travail récent sur des remakes de Famicom Detective Club et sur Emio – L’Homme au sourire a montré leur capacité à maîtriser des mystères plus terrestres et psychologiques. Iwakura Aria s’inscrit dans cette lignée de récits matures et littéraires, prouvant une nouvelle fois l’étendue de leur talent narratif.
Le chuchotement des ombres dans un manoir hanté par l’amour
L’histoire nous plonge dans le Japon de l’été 1966. On incarne Ichiko Kitagawa, une orpheline pauvre dont les dessins attirent l’attention d’Amane Iwakura, un riche veuf. Ce dernier l’embauche comme femme de chambre live-in pour s’occuper de sa fille, Aria, une jeune femme à la beauté de poupée de porcelaine.
D’emblée, le jeu pose des bases sombres et critique subtilement, mais avec assurance, les rapports de pouvoir et l’exploitation des plus pauvres par l’élite richissime. La relation entre Ichiko et Aria évolue d’une hostilité initiale à une fascination mutuelle, puis à une romance qui s’épanouit doucement. Mais ne vous y trompez pas : Iwakura Aria est tout sauf une douce histoire d’amour juvénile. C’est un drame gothique, une romance saphique (c’est-à-dire entre deux femmes) aux contours profondément sombres, enveloppée d’un mystère angoissant.
Le récit encourage l’imagination à errer dans des territoires troublants avant de dévoiler, à mi-parcours, une révélation fracassante. Le contenu est résolument adulte, comme en témoignent les avertissements : langage fort, violence et sang, thèmes du suicide et de l’automutilation, contenus sexuels et références à des violences sexuelles. Rien n’est gratuit pourtant ; chaque élément sert une poésie sombre et une exploration des abîmes de l’âme humaine. Le jeu questionne avec force la nature même de l’amour et la folie des catégories dans lesquelles on tente de l’enfermer.
Une expérience narrative classique, avec des opportunités manquées
En tant que visual novel, l’expérience est principalement linéaire. On lit, on écoute les dialogues superbement interprétés (Ichiko est intégralement doublée, un choix audacieux et réussi qui donne une épaisseur remarquable à son personnage), et l’on admire les illustrations.
Le gameplay interactif se limite à deux éléments. D’abord, des choix narratifs peu fréquents mais décisifs, menant parfois à des fins abruptes (une dizaine au total). Il est conseillé de garder la sauvegarde automatique activée pour explorer les branches sans frustration.
Ensuite, un système d’exploration du manoir via des plans. Pendant ses corvées, Ichiko peut choisir quelles pièces nettoyer. Certaines, marquées en rouge, sont obligatoires. D’autres sont optionnelles et offrent des détails ou des rencontres bonus. Si l’idée est intéressante, elle semble sous-exploitée. On regrette que ce mécanisme ne soit pas le support de puzzles, d’énigmes secondaires ou d’une exploration plus gratifiante. C’est une belle idée qui reste à l’état d’ébauche, probablement victime de contraintes budgétaires.
La maniabilité sur Switch est sans reproche, parfaitement adaptée à une lecture sur canapé ou en portable.
Direction artistique léchée
C’est un point majeur du jeu, avec des hauts stratosphériques et des choix plus discutables. Les sprites des quatre personnages principaux (car oui, seuls quatre personnages ont droit à un sprite, ce qui peut paraître limite) sont d’une beauté picturale renversante, dans un style semi-réaliste et détaillé qui rappelle The House in Fata Morgana. Les arrière-plans du manoir sont superbes, réalistes, et jouent magistralement avec les ombres et la lumière pour créer une ambiance à la fois luxueuse et oppressante.
Les illustrations CG (Images Clés) sont tout simplement magnifiques et leur apparition est toujours un événement. Cependant, pour de nombreux moments dramatiques cruciaux, le jeu a recours à des vignettes en noir et blanc de style manga, croquées comme des dessins du carnet d’Ichiko. Si ce choix artistique peut se défendre pour montrer l’horreur avec une brutalité graphique différente, et qu’il sert le récit, le contraste avec la splendeur des CG est violent. L’impression qui domine est encore une fois celle d’un budget limité, obligeant les développeurs à opter pour une solution plus rapide à produire.
La bande-son épouse parfaitement l’atmosphère gothique et mélancolique du récit, sans toutefois peut-être marquer les esprits autant que les plus grands titres du genre. Le véritable triomphe vient du doublage japonais. L’interprétation de Sayumi Suzushiro dans le rôle d’Ichiko est époustouflante, capturant avec une justesse déchirante chaque nuance d’émotion, de la tendresse à la terreur pure. Elle est brillamment soutenue par des vétérans comme Chie Nakamura (Aria) et Toshiyuki Morikawa (Amane), dont la présence apaisante et mystérieuse est cruciale.
La question de la localisation : un écrin en verre fêlé
Déjà, pas de français, ce qui devient une norme vraiment désagréable. La traduction anglaise (la seule disponible en occident) est acceptable mais peut-être un peu plate et précipitée. Elle parvient à transmettre les moments forts, mais semble parfois manquer de la verve poétique et gothique de l’original japonais. Pire, elle contient des erreurs de traduction ponctuelles mais qui détonnent, attribuant parfois des répliques au mauvais personnage ou utilisant des onomatopées inadaptées (« Tch » à la place d’un gémissement), ce qui peut briser l’immersion. Un travail de localisation plus soigné aurait été nécessaire pour un texte d’une telle ambition littéraire.
Une partie dure environ une quinzaine d’heures, ce qui est substantiel mais pourrait paraître court pour certains. Paradoxalement, c’est l’une de ses forces : le récit est dense, bien rythmé, et ne s’étire jamais inutilement. Pourtant, on en ressort avec le sentiment qu’il aurait pu – et dû – être plus long. Certains thèmes sont effleurés plus qu’approfondis, et on aurait aimé que l’écriture, d’une qualité littéraire indéniable, explore encore plus les facettes intellectuelles qu’elle suggère.
Conclusion
Iwakura Aria est une expérience qui marque. C’est un visual novel somptueux, au scénario mature, poignant et superbement interprété, qui ose aborder des thèmes difficiles avec grâce et profondeur. Sa romance torturée et son mystère glaçant vous hanteront longtemps après la fin. Mais on ne peut ignorer ses limites : une localisation perfectible, un système d’exploration trop timide, et une sensation persistante que des contraintes budgétaires ont empêché le projet d’atteindre son plein potentiel, celui d’un chef-d’œuvre absolu au niveau d’un Fata Morgana. Malgré tout, il transcende aisément 99% des visual novels par sa seule force narrative et artistique. Iwakura Aria est une œuvre essentielle, un diamant brut aux facettes parfois imparfaites, mais dont l’éclat sombre et passionné illumine les recoins les plus troublants du cœur humain. Pour les amateurs de récits gothiques, de romances complexes et de mystères psychologiques, c’est une plongée incontournable, aussi douloureuse que magnifique.
LES PLUS
- Histoire captivante, mature et psychologiquement complexe
- Romance saphique intense et bien écrite
- Direction artistique sublime (sprites et CG)
- Doublage japonais exceptionnel, notamment celui de l’héroïne
- Rythme narratif maîtrisé, sans temps mort
- Ambiance gothique et angoissante très réussie
- Choix narratifs impactants et multiples fins
LES MOINS
- Traduction français absente, anglaise perfectible
- Système d'exploration du manoir sous-exploité
- Nombre de sprites de personnages très limités
- Durée de vie un peu courte
- Gameplay minimaliste, proche du roman purement linéaire









